jeudi 8 avril 2010

Devenir un dinosaure

Je ne me suis jamais vu vieillir. Je ne me sens pas mon âge, aussi étrange que cela puisse paraître. Je m’étonne du chiffre lorsque mon médecin me questionne sur la périménopause : « Quel âge avez-vous, déjà? » Cela me le rappelle, avec l’accolade des hormones en chute libre. Mais tout de même, j’ai plus souvent une impression d’être « intemporelle», quoiqu’extra-terrestre, mais ça, je le réserve pour un dossier éventuel.


D’autres occasions me ramènent sur mon identité âgeuse. Je suis secouée lors du choix de l’année de naissance à cocher dans les formulaires sur le Web. Je constate le nombre d’humains qui ont peuplé la planète après moi. C’est un peu fou de voir le temps s’installer sur notre peau, sans en réaliser la portée. Sauf qu’il y a toujours un moment, un jour ou l’autre, qui nous l’annonce à cor et à cri.

Je suis allée reconduire ma fille et sa copine au centre Bell, hier, pour assister à leur premier vrai show. Je n’arrive pas à me rappeler les noms barbares de ces groupes favoris, mais ils sont super cool. Elles avaient planifié, sans que je constate l’organisation que cela réclamait, de se présenter dès l’ouverture des portes, à dix-huit heures, car deux autres groupes, aux noms encore plus burlesques, en préshow, réchauffaient la salle. Je me sentais donc euphorique de traverser la ville et de naviguer sur le boulevard René-Lévesque aux environs de dix-sept heures. Les travaux, les rues bloquées, le festival des nids de dragons, les sens uniques, les enragés qui quittent le boulot et veulent à n’importe quel prix épargner deux secondes en te coupant la route, deux petits coups de klaxon comme fond musical. Je tentais de me faufiler, à travers TOUS les amis qui se destinaient aussi à assister à ce boucan d’enfer. Pour me détendre, les filles écoutaient leurs chansons favorites, du fameux groupe, question d’ambiance.

Et là, en vibrant à leur effervescence, sans un avertissement, je me suis senti un dinosaure.

En quelques secondes, elles ont quitté leur bricolage, leur poupée, leur déguisement, leurs éclats de rire enfantins. Elles ne portaient plus leurs magnifiques petites robes jaune soleil de leur cinq ans.
Ciel, où est passé le temps? A-t-il consommé mes libellules?

Nous avons convenu du point de rencontre, à un pas et quart de la sortie, cellulaire en main pour pallier toutes éventualités. Le cœur battant, j’avais l’impression qu’une partie de ma maternité s’enchevêtrait avec mon adolescence. Il me fallait un thé, de toute urgence. J’ai alors côtoyé la faune du centre-ville, me percevant encore plus extra-terrestre que les minutes précédentes. J’avais six heures d’attente et de souvenirs à accueillir. J’ai squatté dans tous les cafés et librairies de la rue Sainte-Catherine.

Mes seize ans sont revenus me fréquenter. Mon premier show, Une fois cinq, sur le Mont-Royal. J’habitais alors à la campagne, à Deschaillons, à plus de deux heures trente de Montréal, à une époque où nous voyagions « sur le pouce ». Dinosaure, prise 2. Aux abords de l’autoroute, la fille devant le ou les gars, pouce en l’air, sac à dos, la coutume voulait qu’un bon samaritain nous embarque jusqu’à sa destination. Un autre prenait le relais. Avec une dizaine d’amis, en petits groupes, nous avons réussi à se rendre à Montréal, assister au show, à dormir sur la montagne et se faire réveiller le lendemain matin par les policiers qui faisaient « place nette ». Malgré le fait que ce fût un désastre écologique pour le Mont-Royal, ignorance de l’époque, nous sommes revenus affranchis de notre adolescence. Initiés. Tatoués de nos chansons que l’on peut encore chanter sans omettre une parole.

J’ai peine à imaginer ce que les mères devaient vivre à cette ère. Cela devait annoncer un avant-goût de « Yes, we can! ». Sans doute détenons-nous un bagage antistress adapté à chaque génération. J’ajouterais un complexe de vitamine B, en ce qui concerne le XXIe siècle.

À la fin de la soirée, nous devions être des centaines de parents à faire le pied de grue sur la rue de la Montagne. Les jeunes foisonnaient, à la sortie, effervescents et complètement sourds. Les filles m’ont rejointe -je les balayais du regard avec mes yeux à infrarouge - et m’ont sauté dans les bras avec toute l’exubérance qui les caractérise. J’avais retrouvé mes libellules. Elles ont déclaré cette soirée comme la plus belle de leur vie. Exit les chasses au trésor, les châteaux de sable en vacances, les papillons en fête au Jardin botanique, les spectacles de Henri Dès.

Ce matin, en compagnie du silence, j’assiste à l’envol de mes libellules chéries. Et puis non, J'ai besoin d'entendre Henri Dès. Vivement l'Internet.



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