jeudi 14 avril 2011

Les souliers noirs

J’étais déjà à cran, bousculée par l’horaire, tentant d’accélérer la levée du corps des ados et leur faire ingurgiter quelque chose qui se rapproche dignement du concept d’un déjeuner. L'horloge annonçait sept heures du mat et nous allions à la cérémonie d’adieu – sur Terre — pour rendre hommage à ma tante Suzette. J’avais une boule de piquants qui me traversait la gorge, les souvenirs et l’impuissance face à l'impossibilité de soulager la détresse reliée aux amours qui nous désertent. Dans ces moments-là, on est projeté dans un jardin d’hiver sous une pluie glaciale de novembre. Étrangement, les images qui se bousculaient pour remonter à la surface étaient celles de l’enfance au soleil, avec des robes à fleurs, des éclats de rire, des doigts de pied colorés assortis aux joues écarlates de festivités, et l’odeur du café au percolateur.


Revoir la grande famille et les amis de Deschaillons, dans une circonstance endeuillée, ne peut faire autrement que nous amener dans la bruine de notre histoire. Dès lors, on a besoin de se réfugier dans un espace intime, ouaté, et de changer le modèle de l’aventure. Surtout pas de gérer le quotidien des ados aux yeux mi-clos, sans appétit, désorganisés, que l’on extirpe du fond d’une chambre qui semble avoir été assaillie lors d’une descente de l’escouade tactique cherchant un fichier compromettant.

J’étais donc à la quatrième intervention envers fiston -pour qu'il accélère le processus-, afin d’abandonner le port, sortant les ordures, éclairant la maison pour le crépuscule, nourrissant le chat, faisant la peau au lave-vaisselle, entre une couche de mascara et des collations à prévoir pour la route. Ma fille, après avoir dévalisé mes placards et tout laisser en plan, était confortablement installée dans la voiture, branchée par intraveineuse à son iPod, son BlackBerry, trois romans et un immense sac à dos comme si l’on partait pour une expédition. Je commençais à pomper l’air. J’ai haussé le ton. Menacé de quitter les lieux sans lui.

- Je cherche mes souliers noirs. Où sont-ils? Qu’il marmonne, m’accusant quasiment d’être fautive de son retard.
- QUELS souliers noirs??? Je ne me souviens pas t’avoir acheté des souliers noirs!!!! Répliquai-je, paniquée à l’idée de perdre la mémoire en plus de l’attirail déjà abimé…
- Oui, l’an dernier, pour aller en vacances.Noirs, en cuir, bouts genre ...
- !?!
Son père et moi avons pris d’assaut les garde-robes, les placards, son bunker. Ma fille, devant l’affolement de la maisonnée, s’est jointe au groupe de recherche. Tic-tac. S'assurer d'arborer un désodorisant hyper efficace. Je fulminais. Je pensais à un plan de redressement, à toutes mes gaffes éducatives, à l’obsession d’avoir désiré autant d’enfants et à la naïveté de croire qu’on a le contrôle.

- Ceux-là ? Déclara le père qui pratiquait le zazen.

- Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiii… Oh! ils sont beiges? Genre baskets?

Je n’ai plus ajouté un mot et nous avons quitté la maison sur les chapeaux de roues. Le silence m’a accompagnée pour la durée du trajet.

Après la cérémonie des adieux, nous sommes allés casser la croûte comme le veut la tradition. J’apercevais ma cousine Francine, la fille de Suzette, tentant d’absorber toutes les condoléances, avec les poignées de mains et les embrassades qui n’en finissent plus. Je me suis assise auprès d’elle, espérant lui insuffler un peu d’énergie bienveillante ou faire diversion, selon le degré d’anxiété. Sans savoir ce qui m’a pris, je lui ai raconté l’anecdote des souliers noirs. Elle a décroché un sourire. M’a suggéré d’écrire un Billet sur les souliers noirs.

- Jasmine, écris là-dessus. Il y a eu « les souliers verts », il y aura les souliers noirs, qu'elle a déclaré. Anthologie de l’adolescence.

Il n’y a pas de mots assez puissants pour réconforter le cœur lorsqu'il est enchevêtré dans le deuil. Mais de lilliputiens moments d’accalmie, peut-être, en sachant qu’on pense à vous. Voilà un petit instant doudou, Francine.


2 commentaires:

  1. Quel bonheur de te lire! Merci belle cousine!!!<3xxx

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  2. Réalité d'un quotidien qui fait du bien de lire! C'est partout pareil finalement!

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